Dans l’univers feutré et scintillant de la parfumerie, où les flacons sont des bijoux et les égéries des stars hollywoodiennes payées à prix d’or, un outsider venu des Pouilles, en Italie, joue les trouble-fêtes. Son nom ? Chogan.
Si vous fréquentez les réseaux sociaux, vous n’avez pas pu passer à côté. Pas de publicités télévisées léchées, pas d’affiches dans le métro, et pourtant, la marque est partout. Sur TikTok, Instagram, ou via le groupe WhatsApp de vos collègues, Chogan s’impose avec une promesse qui sonne comme une provocation : « Le même parfum que votre marque de luxe préférée, pour le prix d’un déjeuner au restaurant. »
Mais derrière cet argumentaire de choc et ces flacons standardisés, qui est vraiment Chogan ? S’agit-il d’une révolution démocratique du luxe ou d’une simple opportunité commerciale surfant sur la zone grise de la propriété intellectuelle ? Pour ce dossier spécial, nous avons décortiqué le phénomène Chogan : son histoire, son modèle économique controversé et, surtout, la vérité sur ce qu’il y a dans le flacon.

L’Histoire : De Barletta à la conquête de l’Europe
Contrairement à l’image de « nouveauté » qu’elle renvoie souvent en France, Chogan n’est pas une start-up née du jour au lendemain. C’est une entreprise solidement ancrée dans le paysage économique italien.
Les racines du succès
L’aventure débute en 2013, à Barletta, une ville côtière de la région des Pouilles, dans le sud de l’Italie. À l’origine, Chogan Group S.p.A. est une petite structure locale fondée par des entrepreneurs passionnés, dont Michelangelo Paradiso, qui ont une vision claire : créer des produits de consommation courante de haute qualité, mais accessibles.
Si le parfum est aujourd’hui leur cheval de bataille, il est important de noter que Chogan ne s’est pas construit uniquement là-dessus. Dès le départ, l’ambition était de créer un écosystème global. Cosmétiques, huiles essentielles, produits d’entretien pour la maison, hygiène corporelle et même café : Chogan voulait entrer dans chaque pièce de la maison italienne.
Une croissance exponentielle
Le véritable tournant s’opère lorsque la marque décide de miser massivement sur le secteur de la parfumerie avec une stratégie de « contre-pied ». Alors que le marché du luxe augmente ses prix chaque année (la barre symbolique des 100 € pour 50ml étant largement dépassée), Chogan choisit l’accessibilité radicale.
En moins de dix ans, l’entreprise est passée d’une PME locale à un géant employant des centaines de salariés au siège et gérant un réseau de plus de 140 000 consultants à travers l’Europe. La France, la Belgique et l’Allemagne sont devenues, après l’Italie, leurs terrains de jeu favoris. Ce succès fulgurant n’est pas dû au hasard, mais à un modèle de distribution bien huilé que nous analyserons plus bas : le MLM.
Le Concept : L’art du « Dupe » assumé
Pour comprendre Chogan, il faut comprendre le concept de « l’inspiration » en parfumerie. C’est ici que réside tout le sel – et toute la polémique – de la marque.
La mécanique de l’équivalence
Chogan ne vend pas de contrefaçons au sens légal du terme. Vous ne verrez jamais un faux logo Chanel ou un flacon imitant la forme de l’étoile Mugler. Chogan vend ses propres flacons : blancs, noirs, dorés, au design minimaliste et uniforme.
Cependant, le jus à l’intérieur est formulé pour être olfactivement identique (ou extrêmement proche) des best-sellers du marché. C’est ce qu’on appelle un « Dupe » (duplicata).
- Vous aimez Bois d’Argent de Dior ? Chogan vous proposera une référence (par exemple le code 115) qui sentira le Bois d’Argent.
- Vous adorez One Million ? Il existe un code pour cela.
Le secret de Grasse et le mythe de la formule
L’argument marketing massue de Chogan est le suivant : « Nous achetons nos essences chez FragWorld, à Grasse, le même fournisseur que les grandes marques. »
Est-ce vrai ? En partie, oui. Grasse, en France, est la capitale mondiale du parfum. Des usines immenses y produisent des concentrés de parfum pour toute la planète. Cependant, il faut nuancer. En parfumerie, la formule exacte d’un parfum (la recette précise) appartient à la marque ou au parfumeur créateur. Chogan ne peut pas voler cette recette. En revanche, grâce à la technique de la chromatographie en phase gazeuse, n’importe quel laboratoire moderne peut analyser un parfum existant, identifier ses molécules et reconstruire une « photographie » olfactive quasi identique. C’est ce que font les partenaires de Chogan : ils recréent l’odeur, légalement, sans copier la marque.
Analyse Technique : Que vaut vraiment le jus ?
C’est la question que tout le monde se pose. Si l’on retire le marketing, le produit est-il bon ?
Extrait de Parfum vs Eau de Parfum
Là où Chogan marque un point technique intéressant, c’est sur la concentration.
- En parfumerie classique, une Eau de Toilette contient entre 5 et 10 % de concentré de parfum.
- Une Eau de Parfum (la norme chez Sephora) en contient entre 10 et 20 %.
- Chogan vend de l’Extrait de Parfum, avec une concentration annoncée à 30 %.
Concrètement, qu’est-ce que cela change ?
- La tenue : Avec 30 % de concentration, la tenue est mécaniquement plus longue. Le parfum s’accroche à la peau et aux vêtements de manière parfois tenace (voire envahissante pour certains). C’est souvent le point fort relevé par les consommateurs : « Il tient toute la journée. »
- L’alcool : Chogan utilise un alcool dénaturé d’origine biologique (céréales).
- L’absence d’eau : Contrairement à beaucoup d’eaux de toilette, les parfums Chogan ne contiendraient pas d’eau ajoutée, favorisant une puissance brute.
La subtilité à l’épreuve
Si la puissance est là, qu’en est-il de la finesse ? Les critiques spécialisés (les « nez ») notent souvent une différence dans l’évolution du parfum.
- L’ouverture : Les parfums Chogan ont souvent une ouverture très alcoolisée dans les premières secondes, plus agressive qu’un parfum de luxe qui est plus rond dès la vaporisation.
- La linéarité : Un grand parfum de luxe évolue : les notes de tête laissent place au cœur, puis au fond. Les « dupes » Chogan sont souvent plus linéaires. L’odeur est fidèle, mais elle « bouge » moins. On sent la même chose du matin au soir. Pour le consommateur lambda, c’est un avantage (on sent bon tout le temps). Pour l’amateur éclairé, c’est un manque de complexité.
Le Modèle Économique : La puissance du MLM
Pourquoi ne trouve-t-on pas Chogan chez Nocibé ou aux Galeries Lafayette ? Parce que la marque a choisi de contourner la distribution classique pour adopter le Marketing de Réseau (Multi-Level Marketing ou MLM).
Comment ça marche ?
Au lieu de payer des loyers exorbitants sur les Champs-Élysées et des campagnes de pub mondiales, Chogan paie des gens comme vous et moi.
- Le Consultant : N’importe qui peut devenir vendeur Chogan en achetant un « kit de démarrage » (contenant des échantillons).
- La Marge : Le consultant achète le parfum à prix usine (souvent -50 %) et le revend au prix catalogue, empochant la différence.
- Le Réseau : Le consultant est incité à recruter d’autres vendeurs. Il touchera alors un pourcentage sur les ventes de son équipe.
Pourquoi ce modèle est-il critiqué ?
Le MLM souffre d’une réputation sulfureuse, souvent confondu avec la vente pyramidale (qui est illégale). Chogan est une entreprise légale : il y a un vrai produit vendu. Cependant, ce système crée une pression sociale. Vos amis deviennent vos clients. Votre fil Facebook devient une vitrine. Certains vendeurs, peu formés, peuvent devenir agressifs ou faire des promesses exagérées (« Gagnez 2000€ par mois sans rien faire »), ce qui nuit parfois à l’image de marque de l’entreprise.
L’avantage prix
C’est grâce à ce modèle que Chogan casse les prix.
- Prix moyen d’un parfum de luxe 100ml : 130 €.
- Coût estimé du jus : 2 €
- Marketing + Flacon + Marge distributeur + TVA : 128 €
- Prix moyen d’un Chogan 100ml : 30 €.
- Chogan coupe le marketing et la distribution classique pour réduire drastiquement le prix final.
La marque Chogan face à l’éthique et à la loi
C’est le sujet qui fâche. Est-ce « moral » d’acheter un parfum qui copie le travail créatif de Dior ou Chanel ?
La zone grise juridique
En droit français et européen, une odeur n’est pas une œuvre de l’esprit protégée par le droit d’auteur (arrêt de la Cour de Cassation). On peut breveter une molécule chimique, un nom (« J’adore »), une forme de flacon, mais pas une « senteur ». Par conséquent, Chogan a le droit de reproduire une odeur, tant qu’ils ne disent pas « Ceci est du Dior ».
Le jeu des « listes de concordance »
C’est ici que l’hypocrisie règne. Officiellement, Chogan vend le « Parfum n°42 ». Officieusement, tous les consultants distribuent sous le manteau des « listes de concordance » (PDF, images sur WhatsApp) qui disent clairement : « N°42 = Black Opium ». Les marques de luxe attaquent régulièrement les sociétés de « dupes » pour concurrence déloyale ou parasitisme, arguant qu’elles profitent des millions investis en publicité par les grandes maisons sans en payer le prix. Mais pour l’heure, Chogan navigue habilement dans ces eaux troubles, en reportant souvent la responsabilité de la comparaison sur ses vendeurs indépendants.
Le consommateur face à son choix
Acheter du Chogan est un acte de consommation militant ou économique.
- C’est refuser de payer pour « la marque », l’emballage et l’image.
- C’est accepter de n’avoir qu’un produit brut, utilitaire. Certains diront que le luxe, c’est l’expérience : le poids du bouchon aimanté, la beauté du verre, l’histoire qu’on se raconte. Pour eux, Chogan est une hérésie. Pour d’autres, pragmatiques, payer 100 € de plus pour du verre est l’hérésie.
Bilan : Faut-il craquer ?
Après avoir analysé l’histoire, le produit et le modèle, que retenir de Chogan ?
La marque n’est pas une arnaque. C’est une réponse rationnelle à un marché du parfum devenu irrationnel en termes de prix. La qualité du jus, bien que moins subtile dans son évolution qu’un grand cru de parfumerie, est bluffante pour 90 % des nez et offre une performance (tenue/sillage) souvent supérieure aux originaux reformulés.
Cependant, Chogan ne vend pas du rêve. Il vend une odeur. Si pour vous, se parfumer est un rituel de luxe, un moment de plaisir visuel et tactile avec un bel objet, vous serez déçu par l’austérité des flacons italiens. Si, à l’inverse, vous cherchez l’efficacité, que vous portez du parfum pour « sentir bon » au quotidien sans craindre de vider le flacon, Chogan est une alternative redoutable qui fait trembler les géants du secteur.
Une chose est sûre : partie d’une petite ville des Pouilles, Chogan a réussi à prouver que le monopole du « bonbon olfactif » n’appartenait plus exclusivement aux avenues parisiennes. Et rien que pour cela, la marque mérite sa place dans l’histoire moderne de la beauté.
